Je réponds

Je réponds au désir d’Éric. J’arrive engoncée de la tête aux pieds dans un long imperméable – la pluie tombe en effet avec entêtement depuis hier – et c’est comme cela que la mère me reçoit (défaites-vous, posez votre parapluie, séchez-vous !). Dans la chambre, pour la séance de lecture, je me retrouve avec la robe de crépon sur mes jambes nues comme en plein été (elle a d’ailleurs eu le temps de voir, de noter l’anomalie et de froncer brièvement le sourcil).

Éric montre tout de suite son contentement. Il semble pressé, impatient. Ses traits sont d’une mobilité extrême. Bon, dit-il, lisons. J’ai encore les cheveux mouillés, mais je m’installe sur la chaise habituelle, le tissu bouffant sur mes genoux, et commence une nouvelle histoire de Maupassant, puisqu’il a voulu, malgré l’intermède Baudelaire, qu’on en reste à Maupassant qui, affirme-t-il, lui plaît, le distrait vraiment, lui convient tout à fait (et sans doute y a-t-il dans cette obstination la volonté de montrer que la crise de la première séance ne l’a en rien dissuadé d’entendre des récits fantastiques ou bizarres). C’est une histoire qui parle de chasseurs. Ils se réunissent un soir sur leur terre, par grand vent :

« Un grand vent soufflait au-dehors, un vent d’automne, mugissant et galopant, un de ces vents qui tuent les dernières feuilles et les emportent aux nuages… »

Tout en lisant, je laisse remonter ma robe feuille-morte sur mes cuisses, très progressivement et comme si cela se faisait par des mouvements naturels. Il regarde. J’entends son souffle avec une parfaite netteté. Le mien devient court et haletant. Je sens que j’ai une réelle difficulté à continuer la lecture, à articuler. Il le faut pourtant :

« Les chasseurs achevaient leur dîner, encore bottés, rouges, animés, allumés… »

Je ne sais absolument pas ce que je lis. Je ne sais absolument pas ce que raconte cette histoire. Les mots seuls. Moi qui n’entends jamais, j’entends cette fois distinctement ceux que je suis en train de lire :… encore bottés, rouges, animés, allumés…

Éric est très calme. Jamais il n’a semblé aussi attentif à l’histoire qui lui est lue. Son souffle, de plus en plus profond mais régulier, peut donner la mesure de cette attention. Son regard, je pense, baissé vers moi, est attentif aussi. Je fais remonter encore ma robe. La tire presque jusqu’en haut des cuisses. Je ne sais pas quel est le grand vent qui passe dans ma tête. Ni dans la sienne. Je ne peux réprimer un très léger tremblement de mes genoux, de mes mains qui tiennent le livre, aussi. Il me voit parfaitement. Il écoute. Le temps passe. L’histoire, les mots passent. Ces chasseurs étaient, paraît-il, des « demi-seigneurs normands mi-hobereaux, mi-paysans, riches et vigoureux, taillés pour casser les cornes des bœufs… ils parlaient comme on hurle… ». Je n’entends rien : Ils parlaient comme on hurle. Il fait chaud dans la pièce calfeutrée, si chaud que je me demande si je n’ai pas réellement bien fait de mettre cette robe. Pourtant, dehors, la pluie tombe toujours. Quel est le poète qui dit qu’elle tombe « épaisse et fade » ? Je ne dois pas oublier qu’Éric aime aussi les poètes et qu’il faudra lui en faire découvrir d’autres. On ne va pas s’abonner à Maupassant ! Mais ça y est, l’histoire a pris son rythmé de croisière. En route avec les chasseurs ! Je retrouve peu à peu la maîtrise de mon souffle. Et celui d’Éric se ralentit, s’ordonne. Nous sommes très calmes tous les deux.

La porte s’ouvre. La maman (a-t-elle frappé ?) apporte le chocolat. Je n’ai que le temps de rabattre ma robe, prestissimo.